La colère des Russes inquiète le pouvoir
Au lendemain d'une manifestation monstre à Moscou, Poutine veut croire au soutien de la majorité silencieuse. L'homme qui cristallise la colère de la rue se tait. Dimanche, c'est le porte-parole de Vladimir Poutine, l'indéfectible Dmitri Peskov, qui a dû monter au filet, pressé par les médias. «Les gens qui sont descendus dans la rue sont une partie très importante de la société. Leur opinion a été entendue. Nous la respectons. Mais ils sont en minorité», a-t-il souligné. Insistant: «En tant qu'homme politique et candidat à la présidentielle, Poutine a toujours le soutien de la majorité.» En d'autres termes, circulez, il n'y a rien à voir.
Nombreux sont pourtant les analystes qui diagnostiquent une crise de confiance fatale au système de gouvernance ultracentralisé créé par Vladimir Poutine. «Le pouvoir craint que la situation ne dégénère. Poutine a été désacralisé et son régime perd en légitimité», souligne Alexandre Konovalov, directeur de l'Institut des évaluations stratégiques. Selon l'économiste Evgueni Gontmakher, critique affiché de Vladimir Poutine, «ce n'est même plus une question de manifestants. Au-delà de la rue, l'opinion publique s'est renversée».
À l'issue de son traditionnel marathon télévisé, Vladimir Poutine avait confié à la presse qu'il abandonnerait le pouvoir dès qu'il ne sentirait plus le soutien de la majorité de ses concitoyens. Selon Mikhaïl Gorbatchev, le moment est précisément venu pour une sortie digne. «Ça n'a rien de si terrible», a-t-il soufflé dans un sourire. Même le tout nouveau chef de l'administration présidentielle, Vladislav Sourkov, présenté par l'opposition comme le principal «propagandiste» du régime, reconnaît la profondeur des changements en cours. «Les structures tectoniques sociales ont bougé. Qui voudra appuyer la corruption, l'injustice et un système sourd dont l'idiotie progresse? Personne! Même ceux qui en font partie», a-t-il déclaré vendredi dans une interview au quotidien Izvestia.
«Sourkov gesticule. Il essaie de temporiser», dénonce le député de Russie juste Ilya Ponomarev, membre du comité d'organisation du meeting de samedi. Selon lui, le pouvoir n'a plus qu'une issue honorable: «Annuler les résultats des élections dans les régions où les fraudes ont été les plus massives, c'est-à-dire à Moscou, Saint-Pétersbourg, Astrakhan, Volgograd et dans les républiques du Caucase. Russie unie perdra alors la majorité des sièges à la Douma et les partis d'opposition -les communistes, Russie juste et le LDPR- créeront une coalition qui fera voter la tenue de nouvelles élections législatives.»
Cette modification du calendrier, soutenue samedi à la tribune par Alexeï Koudrine, ancien ministre des Finances, permettrait en outre l'adoption de la réforme électorale annoncée par Dmitri Medvedev la semaine dernière: abandon partiel du scrutin à la proportionnelle, enregistrement des partis d'opposition et retour à l'élection des gouverneurs de région. Samedi, dans un mouvement de panique perceptible, la porte-parole du Kremlin, Natalia Timakova, a multiplié les coups de fil aux journalistes pour promettre une adoption «très prochaine» de la réforme sur l'enregistrement des partis.
«Pas d'alternative»
Selon Leonid Radzikhovski, éditorialiste à la radio Échos de Moscou, ce scénario vertueux ne verra pas le jour. «Les élections législatives ne seront pas annulées. La présidentielle se déroulera comme prévu, en mars, avec les candidats déclarés. Même si ce n'est qu'au deuxième tour, la victoire est promise à “Mister Putin”, une victoire propre, avec un décompte scrupuleux des bulletins. Tout simplement car il n'existe pas d'autre candidat suffisamment populaire pour l'emporter», affirme-t-il, prompt à pointer la vacuité des «tourbillons décabristes».
Le credo «pas d'alternative» est l'un des remparts de la forteresse Poutine. Mais dans la rue, on commence à se persuader du contraire. Alexeï Navalny, coqueluche de la blogosphère et héraut de la lutte contre la corruption, est salué aux cris de «Navalny, président!». «Laissez-nous exister et l'alternative émergera. Il y a vingt ans, à la chute de l'URSS, il n'y avait pas d'alternative, et pourtant on l'a trouvée», observe Dmitri Monakhov, jeune militant du mouvement Solidarnost. Récemment interrogé sur son principal ennemi dans la course au Kremlin, Vladimir Poutine a répondu: «C'est moi-même.» Cette réplique est peut-être bien l'une des clés de son avenir. Selon Nikolaï Petrov, à ce jour, «les chances de Poutine d'être élu sont grandes, mais il ne peut plus enrayer la chute de sa popularité. Après l'élection, il devra changer le système politique personnalisé. Je ne pense pas qu'il en soit capable».